Idées au gramme

Christophe Dejours nous parle des psychopathologies liées au travail 

   Le médecin psychiatre spécialisé en psychodynamique du travail intervient sur deux niveaux, l’un dans les entreprises ou les services publics et l’autre en clinique, avec les patients. La dégradation de la santé mentale et la question du suicide au travail est devenu un problème plus préoccupant à notre époque. Militants, avocats, juristes, psychologues, interviennent autour du travail dans la mesure où celui-ci génère de nouveaux troubles psycho-sociaux. Pour Christophe Dejours, psychanalyste et psychiatre, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris, auteur de Travail vivant, notre travail est omnipotent, peut être un peu trop… Celui-ci peut en effet nous procurer un plaisir illimité, « devenir le moteur essentiel de notre bonne santé physique et mentale, voire de notre bonheur », mais il peut aussi générer le pire.

Christophe Dejours

 

‘ Avant les souffrances étaient physiques, désormais elles sont psychologiques  »

   Il y a encore une dizaine d’années, c’était un sujet tabou, non pas qu’il était mal vu de parler comme chacun le fait de ses soucis routiniers ou de dysfonctionnements, mais les personnes véritablement en souffrance, n’osaient tout simplement pas en parler. Désormais, avec l’augmentation des cas, le silence est peu à peu brisé. Si le taux de personnes souffrant de psychopathologies liées au travail augmente, comment faire cesser ce triste phénomène ? Pour C. Dejours faire diminuer le nombre de personnes en souffrance ne peut se faire sans une forte implication du gouvernement, or « la tendance actuelle, est surtout au dégraissage de l’effectif, donc on aide pas les gens à aimer leur travail, on fait plutôt tout pour qu’ils démissionnent.» Aujourd’hui on accuse pas les gens de ne rien faire ou de ne pas vouloir travailler, c’est plutôt l’inverse, tout le monde en fait trop. Les pathologies liées au travail sont donc nouvelles parce qu’elles proviennent d’une exigence indécente, d’une masse abjecte de travail à abattre et d’une hyperactivité qui génère le fameux burn-out.

Christophe Dejours

Alors chacun sa technique pour suivre le rythme, « certains dissimulent leurs troubles physiques musculo-squelettiques aux poignets par exemple », il y a également la surconsommation de café, de thé, et de cocaïne. Le phénomène d’addiction est particulièrement important chez les cadres, notamment parmi les gens qui voyagent fréquemment. Enfin, au bout d’une mort lente, annihilant l’épanouissement et le plaisir de vivre, vient enfin le suicide campé sur le lieu de travail. Ce phénomène est singulier et caractéristique de la dernière décennie : « Autrefois cela ne se produisait pas au bureau, ce phénomène est récent, il date d’il y a 15 ans environ ». Le suicide est un symptôme et un acte irrémédiable, il est directement adressé à l’entreprise, ce fut notamment le sort des employés de France Télécom et des ingénieurs du pôle technologique de Renault.

 » Les anesthésistes, les commerciaux et la police sont les professions les plus touchées  »

 Les souffrances éthiques adviennent encore dans des professions où les responsabilités sont lourdes, dans le nucléaire notamment. Si le suicide au travail est généralisé à toutes les catégories professionnelles, cela touche en majorité les anesthésistes, les réanimateurs, les commerciaux, la police, le plus souvent les personnes se sentent coincés dans leurs agissements et n’ont aucune autre issue. Pour C. Dejours cette généralisation est significative du manque d’assistance publique, il manque une politique d’action gouvernementale de fond pour répondre à ce phénomène. Il pointe un fait peu engageant pour l’avenir : la disparition progressive de la formation en médecine du travail : « Les acquis du gouvernement socialiste de 1946 sont peu à peu en train d’être grignotés, il faudra maintenant passer par le généraliste, puis faire des consultations spécialisées. ». Une telle évolution n’encourage pas une spécialisation dans le suivi de personnes souffrant ni même à la prévention des risques.

D’une manière générale c’est donc le Medef, le patronat qui domine, et les lois sur les risques psychosociaux ne sont de toute façon pas respectées. La prévention RPS comme obligation de prévenir dès l’apparition de risques est en règle générale jugée trop contraignante, on est très loin de l’impératif catégorique, plus simplement de l’humain. L’heure est aux résultats, l’absence totale de troubles est visée en surface et l’on se moque éperdument de la santé réelle des employés. Consultants, experts CHSCT, inspecteurs de santé et de sécurité du travail, assistants de prévention sont chargés de faire des inventaires d’évaluation des risques, mais pour C. Dejours, l’Etat possède une responsabilité et il faudrait changer les comportements.

  » On a tort de réduire la souffrance au travail à un problème de stress  »

 Le problème c’est que la souffrance au travail est trop souvent réduite à une inaptitude individuelle à gérer le stress. Seule cette capacité serait prise en considération comme cause ou non de souffrance, comme si le mal être au travail dépendait de cette seule faculté. Autrement dit, « débrouillez-vous, vous et vous seul avez le potentiel de résister à la pression abusive, au harcèlement, plus simplement au mépris ». C’est ce qu’une personne individuellement peut tout à fait penser, tant mieux si elle est aussi solide, or, dans le cadre de structures collectives, et parce-que le rendement au travail dépend aussi d’une organisation, faire reposer ces psychopathologies entièrement sur cette aptitude relèverait presque d’une forme de mauvaise foi. C’est faire de l’état de la victime psychologique une norme, il devient alors nécessaire de subir. Certains survivent, se transforment, s’aliènent ou rebondissent, d’autres refusent un peu trop catégoriquement.

Une autre question se pose : comment reconnaître un trouble lié à l’environnement, aux conditions du travail ou davantage aux problèmes personnels ? C. Dejours remarque qu’en règle générale, le patron accuse toujours les problèmes personnels et ne remet jamais en question son entreprise. Réflexe pavlovien dira-t-on appliqué au patronat, on innocente d’emblée le travail et c’est aussi bien souvent ce que fait le travailleur zélé, qui respecte infiniment trop les tâches qu’il doit accomplir en prenant sur lui toutes les injustices, en les digérant tant bien que mal. Les problèmes bien souvent peuvent s’envenimer, communiquer d’un environnement à l’autre, comme d’un organe à l’autre, d’un domaine de votre vie, le symptôme disparaîtra pour réapparaître sur un autre plan. Une politique de prévention doit donc repenser non seulement l’ergonomie du travail, mais c’est encore le droit du travail qui doit évoluer, un vrai défi pour les juristes aujourd’hui. Peut-on agir par le cadre juridique sur les personnes, dans la mesure où elles sont ces pôles d’affects ? Comment réguler l’humain, mot devenu étiquette désignant une valeur de communiquant, qui autrefois désignait la bienveillance, comme tendance naturelle chez l’homme.

  » Chez un sujet, les pulsions de mort se tournent soit vers l’intérieur soit vers l’extérieur  »

    Il n’y a pas de statistiques précisément établies, on ne sait pas exactement pour chaque pays, quel est le nombre de personnes qui se sont suicidées sur leur lieu de travail, on sait seulement que le phénomène est global. Qu’est-ce qui ne l’est pas aujourd’hui pensera-t-on ? Et bien par exemple, « Aux Etats-Unis, les employé viennent sur leur lieu de travail et tuent les employés de leur entreprise, la violence est rejetée sur l’autre », cela en revanche n’est pas commun et heureusement. Si le raccourci semble facile, cette pulsion du meurtre en série, et surtout le mal déchargé sur l’extérieur, force le parallélisme avec la politique étrangère du pays en question. Les suicides sur le lieu de travail sont également importants au Brésil, au Canada, mais le record semble détenu par la France et le Japon.

   Lorsque les torts de l’entreprise sont reconnus, dans le meilleur des cas, le PDG de l’entreprise est condamné pour faute inexcusable, comme ce fut le cas de Renault. Un verdict qui n’interdit pas toutefois à Carlos Ghosn d’être à la tête de Renault, mais qui a valu à Didier Lombard d’être remercié et remplacé à Orange France Télécom. C’est souvent la négligence des patrons qui est en cause, parfois cela donne de réels combats entre les avocats d’entreprise. Si la notion de preuve peut sembler poser problème dans des cas trop complexes, parfois les éléments sont indiscutables, c’est la vie au travail qui a dégradé la santé du patient, « 80 pages d’explications décrivent parfois le quotidien d’un salarié, prouvant sans ambiguïtés la responsabilité de l’entreprise. ». En général la peine équivaut à des pénalités financières mais le problème structurel, la lame de fond qui sabre la vie de millier de personnes n’est pas résolu.

 » La nécessité de repenser le cadre juridique  »

 Il doit y avoir un droit du travail mobilisé sur la protection de la santé, pour contrebalancer un pouvoir disproportionné et limiter les abus. La loi de 1898 sur l’indemnisation des accidents du travail et la loi de 1919 pour les maladies professionnelles perfectionnant la santé du corps sont des acquis insuffisants désormais, protéger la santé mentale, est une exigence nouvelle du système juridique, il faut ménager notre monture spirituelle. Malheureusement la politique va dans le sens d’une dérèglementation, on fait des dérogations devant la violation des droits, « Les inspecteurs du travail ont beau faire des rapports, ils ne pèsent rien et ne sont pas défendus par l’Etat ». La politique publique était globalement plus importante au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, « en 1946 il y avait les comités d’entreprise, des lois protectionnistes, mais la solidarité a beaucoup fondu », on assiste pour C. Dejours à la destruction des liens sociaux, les syndicats sont quasi inexistants, « 5 % en France, contre 70 % dans d’autres pays ».

La reconversion des salariés comme issue possible à la souffrance est également réduite, les employés veulent préserver leur famille et ils sont souvent dissuadés de partir, à 40 ans dans certains domaines, plus personne ne veut vous embaucher, et « au lieu de risquer le chômage, les salariés préfèrent supporter les injustices, ce qui conduit au pire ». La régression du droit c’est cela l’évolution de notre société l’exaltation de la performance au détriment de l’humain. Les prétendus concepts d’ambition, de motivation et de réalisation de soi semblent aussitôt biaisées. Il faudrait à la place développer une intelligence collective, la coopération seule peut permettre de recréer un vivre ensemble sain, comme le montrent les expériences relatées dans son dernier livre: « Le choix : Souffrir au travail n’est pas une fatalité », paru chez Bayard en 2015, c’est-à-dire cultiver la prévenance, de beaux mots qui n’attendent qu’une chose : être compris, car vivre ce n’est pas seulement produire, mais cultiver des liens. La santé mentale dépend du respect, il y a des rôles structurants, un sens positif de la contrainte, nous donnant des capacités pour nous construire, cela à plus forte raison dans le cadre d’un travail objectivement difficile, où la douleur éthique est quasiment inévitable. Sans respect aucun accomplissement réel n’est pensable.

<<< à voir  : https://www.youtube.com/watch?v=BLet1cNcGlw&list=PL1DB7CC4B3D580C43

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