Idées au gramme

L’évolution du paysage sonore : un entretien avec Louis Dandrel

Écologie acoustique & écosophie, apprendre à écouter les sonorités du monde comme autant de compositions musicales, des bruits du quotidien, aux atmosphères chargées des mégalopoles, comment évolue le paysage sonore urbain ?

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La sonnerie du réveil Prélude de Bach version Cello, la signalétique du réseau SNCF, l’écoulement de l’eau d’une fontaine au coin de la rue, et comme point d’orgue en fin de journée, le raffut du camion poubelle. Tous ces bruits journaliers forment un environnement sonore et en fonction du lieu où l’on vit, ils peuvent être aussi attrayants qu’insupportables. L’écologie acoustique prend en compte l’importance du confort auditif, dans les espaces publics notamment, afin de rendre les lieux agréables à vivre et pour éviter toute forme de pollution sonore. Il est vrai que certains bruits au pire agressent et irritent, au mieux laissent indifférents avec l’habitude même s’ils nous brouillent l’écoute. Pourtant le son des transistors, le sifflement de la cafetière italienne, ces bruits là font partie de la vie. Le silence total en milieu urbain est rare, et pour cette même raison, peu supportable, et l’oreille du citadin est habituée au bruit constant. Bruit de fond, atmosphère sonore ou vrai remue-ménage, qu’est-ce qui distingue la nuisance, des bruits constitutifs d’un paysage sonore, qui font le charme d’une ville  ?

« La vie fait du bruit »

Pour Louis Dandrel, fondateur de l’agence de design sonore Diasonic, ex-directeur de l’unité de recherche acoustique de l’Ircam et co-fondateur de Radio Classique, « La vie fait du bruit, il ne faut pas nécessairement s’obstiner à le supprimer.»La ville est pour lui un immense lieu de concert, il enregistre le paysages sonore de villes du monde entier depuis maintenant 40 ans et chacune présente une composition musicale singulière, une atmosphère qui lui est propre. « J’aime enregistrer les sons » explique-t-il, une vie passée en ethnologue sonore, à enregistrer et archiver le moindre bruit pour constituer sa sonothèque, une bibliothèque sonore dont il a fait don à la fondation La Borie. Compositeur et scénographe sonore, son domaine d’intervention majeur est l’espace public. Il a par exemple conçu la signalétique du tramway de Tour. Sur ce projet, un tram lui a été confié durant deux jours afin d’effectuer les tests nécessaires pour trouver le volume sonore adéquat : « Pour rendre un son pertinent, il faut qu’il soit le moins fort possible et à la fois le plus distinct.». Sous ce seul rapport, le confort auditif et les enjeux pratiques d’identification d’un ensemble de sons artificiels sont respectés.

Dans le domaine de l’écologie acoustique, les progrès restent à faire car le niveau sonore excessif de certaines villes serait responsable de 1,8 % des crises cardiaques en Europe, d’après Gilles Pargneaux, rapporteur au nom de la commission des transports et du tourisme. D’après une enquête de l’INSEE, 54 % des Français vivant dans les grandes villes placent le bruit en tête des nuisances, avant l’insécurité et la pollution. C’est surtout le bruit des transports ferroviaires et routiers qui en est l’origine. Villeneuve-Saint-Georges est par exemple l’une des villes françaises les plus bruyantes et l’aéroport d’Orly a remboursé 80 % des travaux d’isolation aux personnes installées depuis 1971 dans la municipalité. Impossible donc de nier un phénomène de pollution sonore, qui est aujourd’hui pris en compte par les pouvoirs publics et les entreprises. Pour Louis Dandrel, les constructeurs automobiles ont cependant fait de nombreux progrès afin de limiter le désagrément des moteurs trop bruyants et les infrastructures répondent aux normes éco-acoustiques, avec l’installation d’abat-sons sur les autoroutes. Un procédé qui ne supprime pas le son, mais qui permet de le détourner et de le confiner. Ce même procédé est également utilisé pour renvoyer le son des cloches des églises. Les outils informatiques de télécommunication et les téléphones d’usage quotidien possèdent par ailleurs une ergonomie sonore de qualité et les machines domestiques sont globalement de moins en moins bruyantes, exception faite peut être des machines à laver, qui font encore du remue-ménage.


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Le confort acoustique dépend donc d’un concours d’éléments et diffère en fonction de l’environnement. L’architecture joue pour beaucoup dans la configuration sonore d’un espace, non seulement du point de vue de la forme des constructions, qui détermine les trajets d’un son et ses multiples répercussions dans l’espace, mais également par le choix des matériaux de construction. Un son extrêmement fort, à l’air libre, se propage rapidement et se trouve beaucoup moins nuisible que dans un espace clôt, où il a plus d’impact sur l’oreille et se trouve conservé plus longtemps. Dans l’espace domestique par exemple, les murs et les plafonds peuvent être isolés par des matériaux écologiques et peu coûteux comme le bois, le liège, ou encore les fibres de lin et de laine, grâce auxquels le bruit est absorbé. Les normes sonores varient encore de l’espace domestique à l’environnement professionnel, où 70 % des français se disent dérangés. D’après l’INRS, l’association pour la santé et la sécurité au travail, être exposé 8 heures à 80 décibels est aussi dangereux que d’être exposé 1 heure à 89 décibels, 80 décibels étant le seuil de nocivité qui peut être cause de fatigue nerveuse, et d’un manque de concentration. Comment faire lorsque le bruit est inévitable et ne peut être diminué ?

« Tout ce que l’on peut faire _ explique Louis Dandrel_ c’est intervenir sur notre perception auditive, en produisant de nouvelles sonorités plus attrayantes, qui font diminuer l’attention à un bruit de fond gênant». Au lieu de chercher à supprimer le bruit déjà existant, il est possible de faire diversion et d’orienter notre attention vers une autre sonorité. Une telle stratégie de diversion acoustique n’est plus restrictive ou encore limitative, bien plutôt, elle consiste à créer du bruit, à ajouter des sons artificiels dans l’environnement. Une politique d’écologie acoustique qui n’est ni réactive, ni intolérante face au bruit pré-existant. Le cerveau diminue lui-même et inconsciemment le bruit de fond, qui finit par passer inaperçu, explique Louis Dandrel. L’oreille et le cerveau travaillent donc de concert, pour réguler de façon autonome le niveau sonore, dès lors que l’on intronise un nouvel élément suffisamment attractif dans l’environnement acoustique.

Soundscape ou le monde comme musique

Le concept de paysage sonore provient du terme anglais « soundscape », émergé avec le « World Sounscape project » (Projet mondial d’environnement sonore), mené par le compositeur canadien Raymond Murray Schafer. Considéré comme le père de l’écologie sonore, il a publié en 1977 la synthèse de ses recherches dans The Turning of the World. Son essai, Le paysage sonore, le monde comme musique, publié en 2010, propose au lecteur d’appréhender le monde comme une vaste composition musicale, dont nous serions collectivement les auteurs. Louis Dandrel a notamment eu l’occasion de rencontrer Raymond Schafer au début de sa carrière, et s’est inspiré de ce projet pour promouvoir l’écologie sonore en France.

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« Il y a des villes qui sonnent bien » explique-t-il, « Même les villes bruyantes comme Pékin que j’aime tout particulièrement sont attrayantes du point de vue sonore.». Il raconte qu’à l’époque où les bicyclettes y étaient utilisées en masse, il a pu faire des enregistrements exceptionnels, grâce aux sonnettes des vélos. « Ce moyen de transport utilisé massivement par les pékinois créait une atmosphère tout simplement hallucinante ! ». Un autre paysage sonore dont il est très fier, l’éveil de la ville du Caire, enregistré du haut d’un minaret. Son projet actuel est de créer des promenades sonores dans le Parc de Marne-la-Vallée avec un groupe d’étudiants de l’Université. « Nous allons créer des événements sonores, ponctuels pour ne pas faire fuir les oiseaux, en cachant des boîtiers dans les arbres. ». Des bancs sur lesquels il sera possible d’écouter une sélections de poèmes seront également installés à disposition des promeneurs. Le design sonore invite donc à porter son attention sur des sonorités auxquelles nous ne sommes pas habitués, ou bien à des sons qui passent tout simplement inaperçue dans notre quotidien. Cette forme de scénographie permet par ailleurs de distinguer le paysage sonore continu, qui est inhérent à un lieu comme résultat de la vie collective, de l’évènement sonore, qui peut être le fruit d’un travail architectural écologique, mené dans le dialogue avec les urbanistes, façonnant l’atmosphère d’un espace.

Musée de sons : nostalgie des machines ?

Le design sonore a permis de constituer de véritables sonothèques archivant des milliers de sons. L’archivage des enregistrements du World Soundscape Project est par exemple disponible, avec l’édition du disque Acoustic Environments in change & Five Village Soundscapes. Il comprend une base de donnée, avec des liens vers les lieux où les sons ont été enregistrés. Sur internet, de nombreux sites ont été créés pour constituer un véritable patrimoine sonore auquel les internautes peuvent eux-même contribuer, comme savethesound (http://savethesounds.info/) le site de Brendan Chilcut, qui se veut un musée de sons en voie de disparition. Il conserve par exemple le bruit d’une machine à écrire, d’une vieille Nintendo et d’autres objets devenus obsolètes ou encore classés vintage. Le site conservason.net propose encore un ensemble de bruits téléchargeables dans un fichier zip. Un CD qui propose 99 sons de 5 auteurs différents est récemment sorti pour le prix de 7 euros, dans le but de financer l’hébergement du site. Sur la question des droits d’auteurs, Louis Dandrel se dit pour le téléchargement gratuit de ses enregistrements, pas question de les commercialiser, ils font partie du patrimoine public.

Le design sonore réinvente l’espace urbain

Dans l’ouvrage d’entretiens Qu’est-ce que l’écosophie ? F. Guatarri évoque ces artistes polysémiques et polyphoniques, qui doivent devenir les architectes et les urbanistes en matière humaine et sociale. Le designer sonore en fait aujourd’hui, lui aussi partie. « Le dessin architectural et la programmation urbanistique sont appelés à devenir des cartographies multidimensionnelles », il faut donc également considérer cette géographie du bruit et ces cartes sonores, comme révélatrices des différentes activités humaines collectives ainsi qu’individuelles. Le design sonore réinvente en quelque sorte l’espace urbain et s’inscrit dans un projet d’envergure architectural qui prend en compte les enjeux éthiques, politiques et esthétiques du monde actuel. En un autre sens, son émergence contribue à rendre moins hégémonique le primat de la vue dans notre société, c’est- à-dire à rendre moins exclusif le rapport sujet-objet, qui détermine notre perception d’un paysage. Le design sonore permet donc de prendre en considération un réseau de facteurs qui font le monde, dans lequel l’homme est moins spectateur, qu’il ne s’y trouve immergé. Dans son ouvrage Vivre de paysage ou l’impensé de la raison, François Jullien, montre que la vue ne doit pas être exclusivement retenue pour appréhender justement la notion de paysage, en effet celle-ci nous oriente selon lui, vers son abstraction, tandis que les autres sens comme l’ouïe et l’odorat sont dits « ambiants ». Le philosophe et sinologue pose alors la question suivante : « N’est-il pas temps de secouer cette évidence du visuel et de son monopole (d’où « évidence » lui même est né) et d’en libérer le paysage ? »

Le design sonore forme comme une réponse à la question de François Jullien, une alternative pour se démarquer du culte de l’objectivation. Il est en effet moins question de fixer son attention que d’apprendre à promener son regard sur un mode plus évasif. L’attention est comme déprise de l’objet, et ne consiste plus dans la seule vue d’une chose, au premier plan, qui l’accapare. « Je regarde alors en captant de façon diffuse, de même que je recueille dans mon oreille et que j’entends. » écrit-il. L’attention est disponible, et le regard en même temps qu’il est attentif demeure évasif. La langue chinoise permet de décrire un paysage par des mots qui expriment davantage une corrélation d’éléments nécessaires à l’environnement, quand la définition française du mot paysage désigne seulement une « partie d’un pays ». «Shan shui» signifie par exemple « Montagne(s)/eau(x) », évoquant implicitement ce qui est frontalement devant les yeux et que l’on regarde (la montagne), ainsi que ce que l’on entend de divers côtés et dont le bruissement parvient à l’oreille, l’eau. Il faut transposer ce mode de perception des éléments comme corrélés entre eux, dans notre appréhension du paysage urbain, qui résonne avec le concours des individus, dans ce que nous pourrions appeler l’harmonie urbaine collective.

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