
Le fantastique parvient à nous captiver en déformant subtilement notre perception de la réalité. Dans son Introduction à la littérature fantastique, Tzvetan Todorov, théoricien de la littérature, souligne que ce genre narratif se distingue par l’expression d’une « hésitation […] face à un événement en apparence surnaturel » (p. 29). Il existe en effet plusieurs histoires qui présentent cette situation ; nous pouvons citer Le Horla (1887), nouvelle écrite par Guy de Maupassant dans laquelle le narrateur est confronté à d’étranges phénomènes comme des bruits soudains dans sa maison, La Chute de la maison Usher (1839) d’Edgar Allan Poe qui retranscrit la tourmente d’un homme cloîtré dans le manoir familial ou encore La Peau de chagrin (1834) d’Honoré de Balzac, dépeignant un objet aux propriétés mystérieusement magiques. Ces récits sont marqués par une présence importante mais incertaine du surnaturel. C’est dans cette dynamique précise que s’inscrit la bande-dessinée de Philippe Pelaez et Stéphane Sénégas intitulée Épouvantail. L’intrigue débute lorsqu’une jeune fille rêveuse nommée Lily, vivant dans une ferme avec son père et sa belle-mère, converse avec un épouvantail au caractère revêche. Ce dernier lui révèle avoir été témoin d’un accident de voiture aux circonstances énigmatiques. Ce postulat permet de mettre en place une enquête qui est rehaussée par une tension redoutable. Cela dit, il s’agit de savoir comment les auteurs représentent, d’un point de vue narratif et graphique, la part de fantastique de cette œuvre toute particulière.

Divisée en seize chapitres, l’intrigue d’Épouvantail conçue par Philippe Pelaez a la particularité de se situer entre le conte macabre et le récit policier. Le lecteur suit de manière successive une fille au cœur d’un drame familial et l’enquête menée par le capitaine de police, en proie à quelques visions cauchemardesques. Lily est en conflit avec son père qui garde un lourd secret à propos de sa défunte mère, tandis que le mannequin de bois, placé dans les champs, hante l’esprit du capitaine tout au long de son investigation. De cette oscillation narrative naît une puissante sensation de vertige. L’enquête sur l’accident de voiture se retrouve parasitée par la présence intimidante de l’épouvantail, qui matérialise de belle manière un trouble entre le rêve et la réalité. Est-ce l’ami imaginaire de Lily, une entité maléfique ou un objet de crainte et de superstition pour les habitants du village ? Le statut de ce personnage immobile dans l’histoire reste ambigu mais fascinant. Les thèmes du deuil, de l’enfance et de l’imagination, qui sont développés dans un récit à énigmes, sont ainsi renforcés par une atmosphère à la fois fantasmagorique et oppressante.

L’illustrateur Stéphane Sénégas prolonge magnifiquement l’impression d’une perte de repères grâce à un dessin enfantin mais profondément inquiétant. Dans un noir et blanc hypnotisant, les personnages se déplacent dans des décors tortueux, semblables à des images échappées de leur propre inconscient. Proches du trait d’Edward Gorey, qui dessinait un portrait cruel et morbide de l’époque victorienne dans Les enfants fichus (The Gashlycrumb Tinies, 1963), les illustrations de Stéphane Sénégas visent à surprendre le lecteur en abolissant la frontière entre les rêves des personnages et ce qu’ils vivent réellement. Plusieurs vignettes de la bande-dessinée sont dépourvues de cadres, ce qui a pour effet de créer une forme d’inquiétante étrangeté durant la lecture. Chaque page de l’album met en images une métaphore poétique, comme la vision d’un papillon prisonnier d’une toile d’araignée se juxtaposant à la rencontre entre Lily et l’épouvantail. Ce dernier domine toujours le cadre de l’image et procure un sentiment d’insécurité, comme s’il avait jeté une malédiction sur le champ de la ferme. Il est une figure monstrueuse, produisant un sentiment d’insécurité, mais il reflète par instants la colère intérieure de la jeune fille, qui est incomprise par son père. Dans cette perspective, Lily et le mannequin de bois ne semblent faire qu’un. De la même manière que, dans l’œuvre globale de Tim Burton, les êtres exclus sont dépeints avec sensibilité, Lily est présentée comme une fille à l’imagination débordante mais dont la solitude éveille les soupçons de son entourage. Au travers de ce personnage et de son périple empreint de mysticisme, la bande-dessinée dévoile un propos à la complexité émotionnelle, qui encourage à apprivoiser la part d’ombre en chacun de nous.

Publiée chez Dargaud le 16 mai 2025, la bande-dessinée Épouvantail, signée par Philippe Pelaez et Stéphane Sénégas, nous plonge dans les profondeurs d’un milieu rural où règne en maître une poésie de l’étrange. Le fantastique détient une place majeure dans cette œuvre, perturbant la raison de certains protagonistes de l’histoire à cause de l’aura de l’épouvantail. La narration se développe au travers d’un croisement de personnages issus d’un cadre réaliste (des paysans de campagne et la police locale) et d’évènements imprévisibles (par exemple, l’apparition d’une porte au fond d’un long couloir sombre). Le choix d’un découpage visuel en noir et blanc renforce pleinement l’atmosphère lugubre et irréelle de cette œuvre, dans laquelle l’obscurité et la lumière se confondent pour révéler de manière cathartique les démons de l’âme humaine.


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