Jeunesse Littérature

Alice au Pays des Merveilles : voyage vers l’inconnu improbable

Né le 27 janvier 1832 dans le Cheshire et mort le 14 janvier 1898, victime d’une pneumonie aiguë, Charles Lutwidge Dodgson, de son pseudonyme le plus connu Lewis Carroll, était un être complexe dans son époque. Dans sa jeunesse, il était le plus sage de ses onze frères et/ou sœurs, malgré sa bégayante familiale qui lui valut des années de psychanalyse, mais avait un esprit quelque peu tordu, obsédé par le thème du renversement des choses. Passé par créateur de revues familiales dans son enfance, professeur de mathématiques en 1855, ennuyant et ennuyé par le comportement sérieux des adultes de l’école, expert en photographie (trois milles clichés) entre-temps en 1856, il finit auteur de poèmes par le biais d’études littéraires.

Ce fut le 4 juillet 1862, « au cœur d’un été tout en or » tel décrit par Dodgson, lors d’une promenade en canot sur la rivière, l’Isis, accompagné d’un de ses collègues, Duckworth, qui avait amené trois filles d’amis avec eux, que Lewis Carroll conta un poème improvisé à une des enfants, Alice Liddell, âgée de dix ans, sa préférée. Passionnée par cette histoire courte de fille pénétrant dans un monde merveilleux, elle demanda à Carroll de lui écrire cette nouvelle. Celui-ci lui offrit une première version en cadeau, illustré par lui-même, puis eut l’idée de développer une nouvelle version qu’il voulait éditer. Voulant son ami Sir John Tenniel comme illustrateur de son œuvre, celle-ci parut en juillet 1865, sous le titre « Alice’s Adventures in Wonderland ». Mais les lecteurs britanniques furent dubitatifs face à ce livre et accusaient même l’auteur de pédophilie, lui-même prenant des photos de sa bien-aimée Alice en question. C’est pourquoi Lutwidge rédigea à Noël 1888 une troisième version, « Alice racontée aux petits enfants », dont les exemples seront distribués à la fin 1889.

Ayant eu un accueil amère et réservé de la part des lecteurs anglais, à son époque, l’œuvre de Lewis Carroll avança pourtant petit à petit dans la route du succès, au fil du temps. Elle passa très vite dans la catégorie des classiques littéraires pour les lecteurs du monde entier. Connue mondialement, elle fut l’objet d’adaptations littéraires (bande-dessinée), cinématographiques et autres, et fut même l’inspiration pour des artistes, réalisateurs (Matrix, Le Magicien d’Oz…), auteurs de romans (L’Histoire Sans Fin, Coraline), de chanteurs, etc., qui reprirent le contexte de l’histoire ou son ambiance bizarre.

Au XIXème siècle, une personne devait se montrer d’une élégance exemplaire et d’une courtoisie immense, avec des manières raffinées tel un lord. Lewis Carroll était cet homme, intelligent, gracieux et poli. Mais telle ne fût pas la surprise de ses proches quand ils découvrirent, par le biais d’une œuvre littéraire, une personnalité secrète, cachée tout au fond de lui !

Tout le monde se demandait à l’époque ce qui a bien pu se passer dans la tête de l’auteur pour mettre en œuvre une histoire aussi abracadabrantesque et aussi absurde que celle-là. Car, il faut bien l’admettre : il fut impensable qu’un génie des mathématiques tel que Charles L. Dodgson puisse imaginer lui-même le voyage invraisemblable d’une petite fille dans un monde sans aucune logique. Et pourtant, cette chose incroyable est bel et bien arrivée : un cerveau de la logique a réussi, en seulement un livre de plus d’une centaine de pages, à contredire et même retourner la logique dans tous les sens, et tout cela avec brio !

On peut voir tout d’abord en cette « Alice » une œuvre sans aboutissement aucune, une simple suite de scénettes n’ayant strictement rien à voir les unes sur les autres, n’apportant pas de moralité à la jeunesse en tant que livre pour enfants. Voici l’avis global de la première lecture. Dans une deuxième lecture, on peut voir soudainement une toute autre œuvre, symbolisant les rêves, et même les peurs de l’enfance. En effet, un enfant peut tout à fait rêver d’un lapin blanc excité et ayant la capacité de parler, tout comme un procédé de nourriture et de boisson faisant rétrécir ou grandir, qui peut se traduire par la peur naturelle d’un jeunot de huit ans de passer à l’âge adulte et donc de grandir trop vite.

L’œuvre de Carroll est en fait une étude sur la psychologie des enfants, leur perception du monde qui les entoure ou bien, tout simplement, leurs pensées intimes. Alice découvre que le Pays des merveilles est son rêve, et donc son imaginaire, fait d’animaux parlants, de chapeliers mabouls et de reines assoiffées de décapitations en série. Les rêves d’enfants sont montrés dans cette histoire comme extraordinaires mais aussi comme cruels, car la jeune héroïne ne tarde pas à se perdre dans son univers personnel. Un autre symbole apparaît alors : celui du mal-être d’un enfant, puisque la jeune fille s’égare dans son propre subconscient et donc, ne se comprend pas soi-même.

L’un des points marquants de ce roman est ses personnages qui ont une toute autre direction narrative, car ils n’ont aucune catégorie littéraire. L’auteur met en scène un monde non peuplé de gentils et de méchants, mais simplement de fous non-moralistes qui ne s’occupent même pas du sort des autres. Une galerie de protagonistes certes peu recommandables mais, pourtant, s’avérant tous complexes et intéressants de par leur folie sans limite. Ce qui est aussi savoureux, c’est de constater que toutes ces personnes sont des caricatures bien léchées de l’époque victorienne. Pour ne citer que les personnages les plus mémorables, Lewis Carroll présente entre autres un lapin blanc stressé par le temps qui est la représentation des ouvriers ou travailleurs de l’époque dont leur vie est brisée par la présence excessive du travail ; un chapelier complètement illogique et d’une impertinence totale, qui ne jure que par le thé et par une devinette incongrue, illustration comique du bourgeois arrogant et prétentieux ; une reine qui cache une obsession saugrenue des décapitations en affichant des cœurs à la saveur amère.

Dénué de repères, le récit propose néanmoins un fil conducteur pour la jeune fillette, le Chat du-comté-de-Chester, où de son nom le plus populaire, le chat du Cheshire. Ce gros matou est probablement le seul protagoniste du Pays des merveilles à vraiment écouter Alice, indiquant son chemin, mais il reste quand même peu fiable. Ayant la capacité de se rendre invisible selon sa volonté, il affiche un sourire aux proportions déséquilibrées, mais qui cache un autre derrière. Mystérieux, étrange et doucement barge, la conscience de cet animal extrêmement nihiliste est inconnue, puisqu’il est fidèle à la jeune fille mais l’amène cependant dans des chemins pouvant conduire à la perte de celle-ci.

Mais la qualité essentielle de cette œuvre est son absurde assumé, du début jusqu’à la fin. Il réside alors une nouvelle vision du roman destiné à la jeunesse, qui propose un conte totalement déluré, en manque de repères narratifs (lieux inconnus). Le lecteur se retrouve perdu comme l’héroïne, tout en restant fasciné de bout en bout dans cet univers barré qui n’est ni plus ni moins que la vision infantile d’un asile remplis de fous joyeux et de créature insolites.

Pour continuer, les dessins de Tenniel accompagnent formidablement la folie de l’histoire de Carroll. Ornés d’une poésie simple et magique, ils sont devenus indissociables dans cette œuvre, ayant marqué une génération de littéraires. Ces illustrations ont complété le récit durant toutes les époques, et c’est pour cela que l’écriture et les gravures se complètent honorablement ensembles.

Cependant, ce que tout le monde ignore, c’est que l’œuvre a inspiré nombre d’illustrateurs autres que J. Tenniel. Même de célèbres faiseurs de dessins, comme Sempé, ont délivré leur vision de cette histoire artistiquement. Et c’est là que se révèle l’un des buts principaux de Carroll : laisser libre cours à l’imagination visuelle de chacun sur ce livre car, après tout, ce Pays merveilleux n’est qu’un rêve et, donc, il touche sensiblement n’importe qui différemment.

En conclusion, Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles est une œuvre schizophrène, comportant deux lectures accessibles aux enfants (a partir d’une dizaine d’années cependant), touchés par le côté merveilleux de ce monde, et aux adultes, intéressés par les trouvailles de jeux de mots humoristiques et par les notions mathématiques dissimulées. En outre, c’est aussi une analyse psychologique complète de l’enfance, avec ses symboles universels.

Plus qu’un classique, c’est un nouveau genre littéraire inventé de toutes pièces, basé entièrement sur l’absurde et défiant complètement les lois de la logique, avec ses jeux de mots inconnus, ses repères oubliés et ses personnages à caractère indéfini.

De l’autre côté du Miroir et ce qu’Alice y trouva : deuxième voyage vers l’imagination inversée

C’est en 1871 que Lewis Carroll met la jeune Alice en péril dans son imagination débordante de bizarreries malicieuses. Suite moins connue du public, De l’autre côté du Miroir suit la même folie que son frère, inversant le monde, comme les lois de l’apesanteur, et conserve le système de double lecture, tout en gardant des personnages fous, avec cependant plus de repères (la Reine Blanche gentille et la Reine rouge méchante) que le premier.

Le deuxième livre est avant tout une géniale métaphore littéraire du jeu d’échec, une activité faisant appel à la logique, avec les deux reines, leur armée, le chevalier, avec quelques différences près, l’absurde étant encore présent dans cette œuvre-là.

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4 Comments

  • Reply
    marconi125
    10 septembre 2018 at 14:34

    merci pour cet très bon article

  • Reply
    Nao
    7 mars 2016 at 9:12

    Lewis Carroll n’est pas mort à cause de la drogue ou de la boisson, mais d’une bronchite. Pour le reste, ton article est plaisant à lire.

    • Maxime Sandeau
      4 septembre 2019 at 23:38

      Correction faite, merci beaucoup pour cette précision !

  • Reply
    Chapalain
    25 décembre 2014 at 23:55

    C’est le début de la fin

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